L'Œil du cyclone, Entre une tourmente et l'autre

'armurière était là, assise sur un rocher, penchée en avant.
Assise elle aussi sur un rocher en face d'elle, son métal noir étincelant doucement, était son armure. Bien qu'on puisse voir qu'elle était vide à travers le trou laissé par son épaulette droite manquante, le haubert tenait tout seul en une pose de penseur, le coude sur un genou, le menton reposant sur le poing, comme si quelque être invisible patientait à l'intérieur.

Le fil entre les dents, Hermine recousait une poche de tissu ressemblant à du cuir. Une inspection attentive révélait que la poche faisait partie du matelassage intérieur de l'armure —certainement celui de l'épaulette droite, qui gisait à ses pieds, posée à coté d'une fronde et d'un mortier qui dégageait une légère odeur de maïs. Sa couture terminée, Hermine tritura doucement dans ses mains la poche fraichement réparée, si souple et maléable qu'elle semblait renfermer du liqude. Puis, sans prévenir, elle éprouva la solidité de son travail en lui infligeant un violent coup du tranchant de la main. Instantanément, la poche sembla devenir aussi solide qu'une planche à pain. Quelques instants plus tard, elle reprit sa fluide texture initiale.
Satisfaite, Hermine repositionna le matelassage sur l'épaulette, puis se leva et replaça la plaque de métal sur l'armure, faisant un geste compliqué des doigts de sa main libre.

En réaction, l'armure émit quelques cliquetis suivis d'un autre bruit étouffé, à mi-chemin entre le raclement de métal contre le métal et celui que quelqu'un aurait pu produire en soufflant plusieurs fois dans une flûte de plomb. Était-ce une suite de syllabes ? Si oui, elles n'avaient aucun sens ...

Sahadeva avait fini de graisser Nakula. Comme à son habitude, il avait fait preuve d'application et de méticulosité.

Les pensées du Maquar avaient cependant légèrement dérivé de la tâche qu'il s'était assignée. Par une association d'idée, il repensait à Hermine qui avait reforgé son arme ancestrale, Hermine qui avait disparu et qui était réapparue, Hermine qui se trouvait non loin de là, juste sous ses yeux. C'était une compagne à laquelle il confierait sa vie sans hésiter, mais il se dit intérieurement qu'il ne connaissait pas grand chose de sa vie. Pas plus qu'elle de la sienne, à vrai dire. Il esquissa un sourire à cette pensée.

Les paroles de l'étrange vieillard lui revinrent en tête. Son visage était flou à présent mais, s'il n'avait pas saisi tout leur sens, ses paroles étaient demeurées gravées dans l'esprit du guerrier d'Estagund.

¤ "Hermine, j’ai trouvé le chemin que tu cherches depuis ces longues années en parcourant les Royaumes et écrivant l’Histoire. Ta quête était vaine, tu n’appartiens pas à ce monde. Je vais te ramener chez toi. Merci pour la meute et ce que tu as accompli avec elle." Qu'est-ce que cela signifie donc ? ¤

Sahadeva rangea sa lame, il avait terminé sa tâche. Lentement, il s'approcha d'Hermine qui était affairée avec son armure. Il toussota légèrement pour lui signaler sa présence et s'assit à côté d'elle.

En la regardant droit dans les yeux, il lui demanda avec sincérité :

- Dis-moi, Hermine, en entretenant Nakula, je me suis rappelé de tout ce que nous traversé ensemble et je me suis aperçu que je ne savais pas grand chose de ta vie… De ton "chez toi" que le vieil homme avait évoqué avant de t'emmener loin de nous. Si tu n'as pas envie d'en parler, ne te sens pas obligée. Je comprendrai… sans doute mieux que quiconque… Mais si tu as un moment pour en discuter, j'aimerais en savoir plus, savoir d'où tu viens et si quelqu'un t'attend là-bas…

Le Maquar se tut et attendit la réaction de son amie.

ntendant les interrogations justifiées de Sahadeva, Hermine sembla se tendre, sur la défensive. Elle considéra quelques instants son ami de longue date —de plus longue date que lui-même ne se doutait. Enfin, semblant se résoudre à une décision prise depuis longtemps, elle se détendit. Elle parla lentement, en pesant, ou en semblant chercher, ses mots ...

- D'où je viens ... Un instant songeuse, elle sembla dépeindre dans son esprit un endroit longtemps perdu de vue. « Si tu savais, d'un endяoit si incяoyablement loin, mon ami ... Assieds-toi, et paяtageons nos histoires. »

Faisant une place au maquar pour lui permettre de s'assoir, elle commença la sienne. Son ton était un doux murmure, comme celui qu'on adopte lorsqu'on évoque ses souvenirs d'enfance.

- Je suis née sur les steppes, au bord du lac Quag. On nomme mon peuple les Nomades du Loup ; nous pяéféяons nous appeleя Wegwiurs. Nos ancêtяes sont les Baklunis de la Horde Implacable, à la peau doяée et aux cheveux sombяes ... Tournant la tête, elle considéra un instant son ami, un vague sourire aux lèvres : « ... à en jugeя paя ce que je vois de toi, ils ne semblent pas si difféяents des gens d'Estagund. Me pяésenteяas-tu les tiens, un jouя ?
... Nous sommes un peuple libяe, mais nos traditions sont inscяites dans notяe code fondateuя, le Grand Yassa d'Ogobanuk, le pяemieя taяkhan, le pяemieя de nos chefs. Elles paяlent de la Veяtu, de l'honneur, des aяts de la séduction et du commandement. Nous tяavaillons le cuiя, le cuivяe et les peaux, nous élevons des chevaux : de purs sangs fieяs et яapides. Nous chassons, nous pêchons, nous pяions, nous faisons la gueяяe ... »

Elle marqua une pause, et son sourire disparut.
Elle avait parlé de la guerre que menait son peuple comme d'une évidence, mais sembla se rappeler que les Royaumes étaient un endroit assez calme, où globalement le Bien prédominait, et que Sahadeva ne pouvait avoir expérimenté une telle menace. Elle hésita. Ne valait-il pas mieux le laisser dans l'ignorance ?
Puis, elle haussa les épaules : le maquar lui avait demandé d'où elle venait, et le destin des Nomades du Loup était indissociable de Celui qui était leur ennemi juré, au même titre que celui de nombreux peuples.

Elle se leva du rocher sur lequel elle s'était assise, et s'empara d'une petite branche. Dans la terre brune à leur pieds, elle traça un vague carré : la terre des Nomades du Loup. Au Sud, elle dessina le lac Quag, et au Nord, la forêt de Flamméale. À l'Ouest, elle placa le territoire des Nomades du Tigre, les seconds descendants de la Horde Implacable, que les Wegwiurs devaient parfois affronter en escarmouches, pour des questions de ressources, ou par tradition. Mais à l'Est, par delà les collines Hurlantes, la terre était noircie, et la voix d'Hermine devint un souffle, comme si elle redoutait les mots mêmes qu'elle prononçait.

- Voilà l'Empiяe de Iuz l'Ancien, le demi dieu malfaisant, le Seigneuя de la Douleuя. Foutu fils de pute. La guerrière cracha par terre, sur la terre noire. « Sa capitale, Doяakaa, ne dépaяeilleяait pas en plein cœur des Abysses démoniaques. Tout là-bas n'est que peuя, toяtuяe, sang, et huяlements. Et une яoute de cяânes яelie la ville aux collines Huяlantes, le tombeau d'Ogobanuk, les tumulus sacяés de mes ancêtяes, que Iuz et ses aяmées nous ont volés, et pяofanés ! »

Hermine reprit son souffle. Ses dents étaient serrées, et un veine palpitait sur sa tempe.
C'était effectivement la première fois qu'elle dépeignait au maquar, et peut-être à quiconque, le pays d'où elle venait. En quelques phrases, elle avait dépeint une civilisation riche, complexe et, pour un œil extérieur, apparement pleine de contradictions. Une civilisation du Nord peuplée de gens à la peau bronzée. Une culture que certains qualifieraient de barbare, mais riche de traditions écrites, anciennes, qui définissaient une société libre mais structurée, portée sur les armes mais loin d'être étrangère à la diplomatie et à la magie d'illusion, en guerre contre une divinité, mais aussi pieuse et animiste.
Ce pays devait être vraiment lointain, car Sahadeva n'en avait jamais entendu parler. Par certains cotés, il évoquaient les rumeurs qu'on racontait en Féerune sur les Terres de la Horde, mais à part ça ... N'était-ce l'absolue certitude de son amie, et sa capacité à l'abreuver de détails en apparence cohérents, le maquar aurait peut-être pu considérer son amie comme ... aliénée ?

Hermine elle aussi, à une époque, avait pensé être folle. Mais elle gardait au fond de son cœur des souvenirs remontant au plus profond de son enfance. Ses plus chères mémoires étaient liées à sa mère, et aux histoires qu'elle lui contait. Des contes sur les anciens Baklunis, sur les esprits, sur la magie. Mais aussi, des histoires nourrissant une haine entretenue envers Iuz l'Ancien ... On disait qu'il était né de l'union impie d'une nécromancienne et d'un prince démon ...
Ce souvenir n'aurait pas grande importance si, longtemps après, le nom de ce prince démon n'était revenu aux oreilles de la femme qu'était devenu Hermine. Ce nom, ce simple nom, le seul qu'elle ait entendu à la fois dans son pays et en Féerune, était à l'origine d'un temple oublié, au plus profond de la forêt de l'Orée.
Graz'zt.
S'il était connu à la fois ici et là-bas, et que ses souvenirs n'avaient pas été fabriqués, c'est que "là-bas" existait. Qu'elle-même n'était pas folle. Et, des années plus tard, un vieux barbu à la puissance et à la patience en apparence illimitées lui en donnerait la confirmation ...

Hermine s'était calmée. Elle eut un bref sourire d'excuse de s'être laissé emporter de la sorte. Les souvenirs étaient ainsi : une fois que la bonde avait sauté, il était difficile d'en réguler le flot ...

- Apяès, pouя te яépondяe Sahadeva, est-ce que quelqu'un m'attend là-bas ? Le ton de son amie était redevenu normal, bien que nostalgique. « J'imagine que la яéponse est oui. Ma mèяe, mon pèяe, mon petit fяèяe, ma tяibu ... Ça fait si longtemps que je ne les ai pas vus, et en plus, je les ai quitté comme une voleuse, pouя affяonteя un dяagon ... Malgяé tout, s'ils ne sont pas moяts, oui, ils m'attendent là-bas.
Mais, même si ça m'a pяis du temps, tu sais la pensée qui m'a décidé à яeveniя ?
Qu'il y avait aussi quelqu'un qui m'attend ici. Entяe autяes ... toi, mon ami. »

Après un moment, Hermine vint se rassoir près de Sahadeva et reprit, toute sourire.

- Allez, fier maquaя ! Si tu veux pяolongeя ce moment, je peux paяleя de ce que tu veux —mon enfance, mes voyages, mes chasses au dяagon, ...— mais en attendant, c'est ton touя !

Se passant la langue sur les lèvres, elle fit mine de réfléchir quelques instants, comme si elle pensait à ce dont elle préfererait se régaler au prochain repas.
Enfin, elle se décida :

- Dans le passé, tu m'as décrit l'Adama comme l'équilibяe suprême, comme le Tout. Elle désigna son ami, puis elle. « Tu fais paяtie de l'Adama, moi aussi, et cela, qu'on le veuille ou non. Cependant, dans ta société d'oяigine semble tяès ... » Elle chercha ses mots quelques instants. « ... tяès stяatifiée ! T'as vu ? Je fais des pяogяès en commun. J'ai vяaiment eu du mal à l'appяendяe quand j'ai débaяqué ici ...
... Bяef. Tu cяois à l'Adama, et les Duяpaяi яestent à leuя place, non ? Aloяs, que penses-tu vяaiment de quelqu'un comme moi, une aventuяièяe, qui se bat pouя tяouveя sa place, qui tue paяfois, et qui souvent peяtuяbe tout paяtout où je passe ? Je dois êtяe une cause de déséquilibяe, contяaiяe à l'Adama !
... Et toi aussi, non ? »

Se redressant, elle croisa les bras, avant de plonger son regard dans celui de Sahadeva.

- Je veux diяe, toi aussi tu es un aventuяieя, et tu as quitté les tiens.
Ça fait longtemps que je me demande : pouяquoi t'êtяe lancé dans cette vie faite d'inceяtitudes, de déséquilibяes, d'oяeilleяs en pieяяe et de яepas fяoids ? L'Estagund n'est quand même pas si paяfait, que plus яien n'y a besoin de pяotection ?
Donc, pouяquoi est-tu paяti ? Et souhaiteяais-tu y яetouяneя ?
À mon touя de te poseя la question : quelqu'un t'attend-il là-bas ? »

Sahadeva avait véritablement bu les paroles d'Hermine, curieux d'en apprendre plus et honoré de la confiance dont le gratifiait son amie. Il avait écouté en silence et avec compassion la description de sa terre natale et celle de sa famille qui y était restée. Il n'avait jamais entendu parler de ces terres, ni de cet empire, ce qui ne manqua pas de le perturber.

¤ Que cela soit à l'ouest ou à l'est de l'Estagund, je n'ai jamais entendu parler de ces régions. Mais peut-être s'agit-il de ces nouvelles terres récemment découvertes au-delà de l'Océan... ¤

Une fois qu'Hermine eut fini, il conclut :

- Merci de ta confiance, Hermine. Je suis heureux que tu sois revenue, tu m'avais manquée… Lorsque nous serons de retour à Caer Callidyr, il faudra que tu me montres sur une carte où se trouve ton pays et ce terrible Empire de Iuz l'Ancien : il me semble être un ennemi qu'il serait digne de combattre. Qui sait, peut-être que nos pas nous y mèneront un jour et que tu reviendras au pays accompagnée d'un ami…

Il s'était tu pour laisser à Hermine le temps de s'apaiser. Il le savait mieux que quiconque, se confier sur ses origines et sur ses proches pouvait s'avérer douloureux, rouvrant des plaies anciennes ou des souvenirs enfouis...

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Quelques instants plus tard, ç'avait été au tour d'Hermine de lui poser des questions tant sur ses croyances que sur les raisons de son départ. Des questions tout à fait légitimes… mais des questions sensibles. L'espace d'un instant, la mâchoire du Maquar se crispa face à l'afflux de pensées qu'il s'efforçait quotidiennement d'oublier. Puis, elle se détendit.

¤ Elle s'est confiée à moi, je dois bien lui rendre la pareille… D'autant plus que c'est moi qui l'ai interrogée en premier… ¤

Aux premières questions, il était relativement facile de répondre. C'est même avec un petit sourire qu'il rétorqua :

- Es-tu sûre savoir ce que je pense vraiment de toi ?

Il poursuivit plus sérieusement.

- Eh bien, je pense que tu es une aventurière courageuse et loyale, qui s'efforce de venir en aide aux autres. Bien sûr, tu mènes vie instable, mais en combattant des créatures maléfiques telles que l'aboleth que nous avons vaincu et venant en aide aux malheureux, comme les hommes-lézards, je pense que tu sers un dessein plus grand. Les petits déséquilibres que tu engendres, et que j'engendre certainement moi aussi, sont compensés par les bienfaits générés par nos actes qui permettent au monde de conserver une forme de stabilité et d'harmonie.

Il marqua une pause avant d'ajouter.

- Je ne suis pas un théologien ou un intellectuel. Ils sauraient te répondre mieux que moi, bien que le commun ne soit pas très approprié pour discuter de notions aussi complexes que l'Adama et le Satman, et juger plus sûrement nos actes. Mais je m'efforce de mettre en pratique ce que je crois être juste et conforme à l'enseignement de mon maître Yudhisthira.

Sahadeva marqua une nouvelle pause, nettement plus longue que la précédente. Il n'avait pas tellement envie d'aborder son passé, mais il savait que c'était le moment ou jamais. Peut-être même que cela lui ferait du bien de se confier pour la première fois sur les événements qu'il avait vécu.

- Pourquoi suis-je parti et ai-je bien fait de le faire ? C'est une question que je me pose depuis que j'ai pris cette décision. Elle me fait honte, comme toute cette histoire. Je dois te dire que je n'en ai parlé à personne jusqu'à présent et que je n'ai pas envie que cela s'ébruite, mais je vais te confier la vérité, mon amie...

Il baissa la voix pour n'être entendu que d'Hermine.

- A mon regret, je dois avouer que c'est mon père qui m'a mis dans cette situation déshonorante. L'Estagund n'a rien de parfait, comme tu vas le voir. Mon père est un Maquar, comme moi, comme mes ancêtres sur de nombreuses générations. Mais il ne fait pas honneur à notre "caste". Au lieu de s'entraîner au combat et de protéger les faibles, il a passé l'essentiel de sa vie à boire, jouer aux dés et dilapider notre fortune familiale. Ce n'est que par amitié pour feu mon grand-père que mes maîtres ont accepté de m'enseigner...

Le poing du guerrier se serra quand il raconta la suite de l'histoire.

- Les choses auraient pu en rester là s'il n'avait pas décidé de me marier à Surpanala. La pauvre Surpanala est simple d'esprit et souffre de nombreux troubles. J'ai entendu dire que dans certaines contrées, on tuait les enfants atteints de difformités ou de stupidité profonde. Grâce aux dieux, ce n'est pas le cas en Estagund où nous respectons la vie. Mais je ne voulais pas de ce mariage : non seulement je n'aimais pas Surpanala, mais en plus je doutais qu'elle puisse me donner une lignée de Maquars capables de défendre le royaume. Je doutais même qu'elle sache ce qu'était un mariage à vrai dire… L'idée même de ce mariage était contraire aux conventions de notre caste, mais le père de Surpanala est riche et la dot a dû suffire à convaincre mon père, toujours avide de quelques pièces à jouer aux dés…

Il fit silence, se demandant ce qu'Hermine pensait de tout cela. Puis, il acheva son histoire.

- C'était contraire à nos conventions, oui, mais désobéir à la volonté de son père l'était tout autant. Respecter la volonté du père de famille est l'un des garants les plus importants de la stabilité d'une société. Quoique je fasse, cela contreviendrait aux principes de l'Adama et apporterait le déshonneur sur ma maison.

Le Maquar conclut :

- J'ai pris la décision qui me semblait la moins mauvaise... Avec le recul, je pense aussi que c'était la plus lâche, car elle me permettait de fuir les conséquences de mes actes. J'ai fui. J'ai fui aussi loin que possible. Je me suis juré de me battre pour mes principes partout où je pourrais me rendre utile…

Après une nouvelle pause, il ajouta :

- Oui, des gens m'attendent en Estagund : mes parents, mon frère et ma soeur, mes maîtres Arjuna et Yudhisthira... Mais comment serais-je accueilli là-bas après ce que j'ai fait ? Je n'en ai aucune idée… Mais oui, j'ai le secret espoir d'y revenir un jour et de clarifier cette situation. Pour le bien de tous et la stabilité de notre société… Voilà, tu sais tout à présent…

Il se tut. Si la douleur ne s'était pas apaisée, il se sentait mieux d'avoir exposé à quelqu'un de proche toute cette histoire qu'il gardait en lui depuis tant de mois.

e soutien affiché de Sahadeva réchauffait le cœur d'Hermine.
Néanmoins, elle éluda sa proposition de la raccompagner. Ni elle, ni lui, n'étaient certainement pas aptes à s'opposer à l'Ancien, un Mal d'une telle puissance ... Et même alors, il ne suffisait pas de le vouloir ... Non, elle préféra écouter avec attention l'histoire de son ami.

Elle fut tour à tour intéressée, surprise, outrée et émue des épreuves qu'il avait traversé. Alcoolisme, famille à la dérive, mariage forcé, abus de faiblesse, exil auto-imposé, ... Décidément, la jeunesse du Durpari n'avait pas été facile. Qu'aurait-elle fait à sa place ? Elle l'ignorait. Probablement pas mieux ...
À la fin de son récit, Hermine resta quelques instant silencieuse, se contentant de poser une main compatissante sur l'épaule de son ami, lui manifestant à son tour son soutien. Le jour où il sentirait prêt à affronter son passé, elle pourrait peut-être l'aider.
Qu'y gagnerait-elle ? Découvrir le pays doré qui avait vu naître son ami, rencontrer ses maîtres, certainement de grands guerriers comme Yudhisthira, et peut-être l'aider à se réconcilier avec lui-même, car elle décelait dans le ton de son ami une grande culpabilité.

- Tu sais, murmura-t-elle du bout des lèvres, « nos choix de jeunesse ont tendance à nous pouяsuivяe ... longtemps. Doit-on s'en culpabiliseя toute notяe vie ? Je ne sais.
Plus jeune, j'ai moi aussi abandonné les miens. J'ai peut-êtяe encoяe moins d'"excuses" que toi, caя j'ai agi paя amouя —ou paя égoïsme, suivant le point de vue. J'ai suivi un beau baяde qui paяlait joliment —c'était pas la deяnièяe fois. Je suis souvent faible face à ce genяe de peяsonne. »

Elle marqua une pause, songeuse. Cela voulait-il dire que ... ?

- Bяef. Celui-là était un pauvяe type ; je me suis louяdement tяompée, suя lui ... et suя moi-même, et ça m'a coûté énoяmément : ma famille, mes amis, des vies, mon pays ... Elle plongea ses yeux dans ceux de son ami. Son ton était doux, compatissant. « Si nous pouvions яetяouveя notяe jeunesse, auяions-nous agi difféяemment ? Ceяtains considèяent cette question sans impoяtance, caя on ne peut pas —paяdon, on ne doit pas refaiяe le passé. Mais en même temps, quand on est jeune, on est souvent con, car on ignore beaucoup. Doit-on se culpabiliseя, alors qu'on était juste ... tяop jeune ?
Si, dans ma jeunesse, j'ai mal agi, je le яegяette. Mais si, aujourd'hui, j'agirais différemment ... Ça veut dire que je suis quelque paяt devenue une autяe peяsonne, non ? Un peu plus matuяe, espérons-le ... Et donc j'ai le "dяoit" de moins culpabiliseя ... si j'y paяviens. »

L'aventurière se tut à nouveau un moment. Peut-être était-ce genre de silence tranquille, pas génant pour un sou, caractéristique d'une conversation entre deux amis qui n'ont rien à se prouver. Durant cet instant de flottement, Sahadeva put remarquer qu'outre son accent caractéristique et ses formulations en commun parfois maladroites, Hermine n'avait pas perdu ses tics caractéristiques d'ancienne fumeuse : elle tapotait encore ses poches par habitude et, quand elle réfléchissait, elle roulait encore parfois entre ses doigts quelque chose d'invisible ...
Par contre, bien qu'elle semblât encore en pleine possession de ses moyens, le Durpari ne pouvait s'empêcher de la trouver vaguement différente de celle dont il se souvenait au Gué de la Dague. Certaines mèches grises étaient apparues dans sa chevelure, et peut-être quelques rides qu'il ne lui connaissait pas. Il semblait aussi y avoir aussi autre chose, ...
Son amie interrompit ses réflexions, reprenant la parole, comme si parler de jeunesse lui avait inspiré un autre sujet :

- Ce qui est chiant dans notяe vie, c'est ... Comment tu veux te poseя ? Mettant une main sur la hanche, elle considéra le maquar d'un air songeur. « J'veux diяe, est-ce que vous les Maquaяs vous faites vœu de célibat, d'abstinence, ou un tяuc comme ça ? Sinon, est-ce que tu te vois fondeя un foyeя, avec la vie qu'on mène ? Ou abandonneя une quête paяce que tu as été fяappé paя la foudяe ? ...
... Moi, des fois ... »

Se courbant, les coudes sur les genoux, elle soupira à voix basse, comme à regrets :

- ... putain, j'en cяève ...

Sahadeva avait écouté avec empathie les mots d'Hermine qui cherchait à le réconforter tout en exprimant ses propres erreurs de jeunesse. Il n'était cependant pas pleinement rasséréné, car il avait l'impression qu'on ne lui avait pas vraiment laissé de choix : toute décision qu'il aurait pu prendre se serait de toute manière avérée néfaste pour quelqu'un. Plus il y pensait, plus il en voulait à son père.

Le Maquar chassa cependant bien vite ces pensées pour en revenir à Hermine. Jamais encore ils ne s'étaient ainsi livrés l'un à l'autre. Il avait été surpris d'apprendre qu'Hermine avait succombé aux charmes d'une jeune barde. Au Danseur de Jade, il avait entendu une jeune et charmante ensorceleuse au teint hâlé évoquer une mésaventure similaire, mais elle semblait bien plus jeune et futile qu'Hermine.

¤ Comme la plupart des gens de son espèce, c'était sans doute un être volage et sans attache... ¤ jugea-t-il sévèrement. Il ne portait guère les artistes dans son cœur, hormis peut-être les peintres et les dessinateurs.

A vrai dire, il se rendit compte qu'il ne connaissait rien de la vie amoureuse de sa compagne de route et qu'il ne s'était jamais posé de questions à ce sujet. Sans doute parce que, comme elle dit par la suite, ils n'avaient guère le temps de "se poser".

¤ Cette vie d'errance et d'incertitude… ¤

Le guerrier répondit à ses dernières questions :

- Non, pas de vœux d'abstinence ou de célibat en ce qui nous concerne. Mais l'obligation morale de nous marier entre Maquars pour consolider notre lignée. Je me voyais fonder une famille un jour, perpétuer la stabilité du royaume en formant une partie de la prochaine génération de Maquars... Mais aujourd'hui, qui sait ?

Il marqua une courte pause, puis ajouta après y avoir réfléchi :

- Mais, à vrai dire, oui. Si un jour je retourne en Estagund et que je peux m'y marier sans apporter de déshonneur à qui que ce soit, avec une épouse que j'aime et respecte, alors oui, je le ferai probablement. Mais, par contre, je n'abandonnerai jamais mes obligations de Maquar. Même si je deviens un vieillard à peine capable de soulever Nakula... Mais rares sont ceux d'entre nous qui vivent aussi longtemps.

Sahadeva ajouta :

- Et toi, Hermine, jusqu'où penses-tu aller ? Comptes-tu t'arrêter un jour ? As-tu déjà songé où tu voudrais vivre si tu avais l'occasions de te poser ?

- Vous maяieя ... Entre Maquaяs ?

Hermine avait été quelque peu estomaquée. Au delà de l'aspect contre-intuitif de devoir ériger des barrières pour pouvoir s'étendre, la nordique était sans cesse étonnée du nombre de contraintes avec lesquelles les durpari (ou peut-être étaient-ce simplement les Maquars ? ou seulement son ami ?) semblaient devoir composer dans leur vie de tous les jours.
Quoique ... À la réflexion ...

Elle-même avait une culture animiste, de laquelle les interdictions, de nature souvent spirituelle, n'étaient pas étrangères. C'étaient des Tabous, dont certains étaient propres à chacun. Hermine ne vivait pas les siens comme une contrainte, simplement comme un fait incontournable de la vie, semblable à la pesanteur ou aux cycles de la vie et de la mort. Et à propos de la Mort ...

- Est-ce que je compte me "poser" un jouя ? ... Se débattant parfois encore avec la langue commune, la guerrière prit d'abord la question litéralement, et mit un instant avant de réellement comprendre la question. Elle sembla ensuite hésiter, considérant son compagnon d'un air gêné. Puis, elle murmura : « Te яépondяe me foяce justement à aboяdeя un de mes tabous. C'est quelque chose que j'évite en général, car ils яenfeяment une Puissance qui peut êtяe utilisée contяe moi. »

Hermine regarda un moment Sahadeva dans les yeux. Ils avaient partagé plus d'une aventure ensemble, il avait combattu à ses cotés. Non, il ne ferait pas mauvais usage de ces informations. Et même alors, ...

- D'où je viens, chacun a son totem. Elle murmurait d'un air vaguement nostalgique, un léger sourire aux lèvres : « Le mien, c'est Loup.
Loup est lié à plein de choses : Lune, Chasse, Sang, Meute ... mais c'est avant tout un combattant. Son plus gяand tabou peut s'énonceя ainsi ... »

Loup gagne tous ses combats. Et au dernier, il meurt.

Hermine avait parlé dans sa langue natale, incompréhensible aux oreilles de Sahadeva. Heureusement, un instant après, elle lui traduisit en commun, avant de continuer :

- Je maяche dans les pas de mon totem. Si je suis Lui, si Il est moi, notяe médecine est puissante. Cette яelation n'a pas de pяix, mais elle a un coût ...
« J'ai combattu et je combattяai toute ma vie, en bien des lieux et de bien des manièяes. Je gagneяai, mais je suis aussi obligée de gagneя, je n'ai pas le choix. Je ne peux ni abandonneя, ni me яeposeя suя quelqu'un d'autяe. Et, quand le moment seяa venu, je peяdяai la vie au combat. »

Sa voix était un murmure. Son ton était à la fois celui de quelqu'un de décidé, mais aussi de résigné. C'était comme ça, il n'y avait pas le choix.
Elle se redressa quelque peu, passa la main dans ses cheveux, et soupira.

- Sahadeva, je suis une femme. J'ai mon âge. Évidemment, j'ai paяfois des envies de couple, de famille, de maison au calme, d'enfants ... Mais mon destin est une mort violente, c'est écrit dans ... disons, dans les étoiles. Qui accepteяait de constяuiяe sa vie avec une va-t-en-gueяяe paranoïaque suicidaiяe ? Et qui seяais-je pouя imposeя ça à quelqu'un que j'aime ?
Tu en seяais capable, toi ?

Sahadeva avait découvert avec étonnement les révélations d'Hermine, à la fois si proches et si différentes de sa situation. Cette idée de devoir combattre jusqu'au bout ne lui était pas étrangère et rencontrait partiellement ses obligations en tant que Maquar. Mais leur manière d'appréhender les conséquences de cette obligation étaient très différentes.

Lissant sa barbiche et ses moustaches, il réfléchit un instant pour ne répondre qu'au moment où le silence serait devenu gênant :

- Je comprends ce que tu ressens… Du moins partiellement. Tu sais, en tant que Maquars, nous devons constamment défendre notre roi et notre royaume. Pour que les autres puissent vivre paisiblement sans avoir à prendre les armes. La plupart d'entre nous ne vivent pas vieux et meurent au combat. Certains atteignent un âge avancé, par chance ou grâce à leur talent, et généralement on leur attribue des tâches plus légères : l'entraînement des jeunes recrues ou les patrouilles dans les régions les plus proches et les plus sûres. Mais nous n'en restons pas moins des Maquars jusqu'à notre mort et devons être prêts à mourir au combat à tout moment...

Passé ce préambule, il en vint au fait :

- Mais la mort attend chacune et chacun. C'est le propre de la destinée humaine. Pourquoi ne pas t'autoriser à être heureuse et à créer ta famille si tu en as envie ? Les louves enfantent, elles aussi, et vivent souvent en meute. Cet aspect-là fait aussi partie de leur nature, leur vie n'est pas qu'un combat permanent pour la vie. Enfin, il me semble…

Le natif d'Estagund ajouta :

- J'ai vu ton trouble quand j'ai parlé de se marier entre Maquars. Pourtant, c'est sans doute la meilleure solution que nous ayons trouvée pour résoudre, autant que faire se peut, ce problème. Imagine-toi un Maquar, toujours prêt à en découdre et risquant chaque jour sa vie, être marié à une potière ou une marchande ? Deux univers aux préoccupations totalement différentes, une incompréhension profonde, des tensions matrimoniales, l'instabilité... Autant de choses que nous évitons en nous mariant dans notre milieu quand c'est possible. La fille d'un Maquar sait tout des risques qu'encourt son mari, ils sont les mêmes que ceux qu'encourent son père ou ses frères. Elle est préparée à cette vie, avec ses avantages et ses risques.

Il réfléchit à nouveau, avant d'ajouter :

- Je pense que bien des hommes accepteraient de construire leur vie avec toi. Tu fais partie des femmes les plus fortes et les plus charismatiques que j'ai croisées, tant en Estagund que lors du voyage qui m'a fait traversé la moitié du monde connu. Si ton élu sait ce qu'il en coûtera, tu ne lui imposes rien. Quant au reste, il appartient à l'Adama. Tout doit retourner un jour ou l'autre dans la grande roue…

ux oreilles de la guerrière, les paroles du Maquar étaient précieuses de sagesse.
Certes, elle avait déjà envisagé ce genre de situation : une famille aimante qui attend patiemment à la maison, tandis que la personne qu'elle aime part au combat. Rêve peut-être réaliste, et certainement confortable —à condition de trouver la bonne personne, suffisamment compréhensive. Seulement, la nature de Loup n'était pas d'abandonner sa compagne et ses louvetaux pour poursuivre des objectifs qui les dépassaient. Celles et ceux qui partagent la vie d'une soldate ou d'un marin connaissent bien cette douleur qu'ils ont pourtant accepté, et Hermine ne pouvait se résoudre à imposer cela à quiconque, même avec son consentement.
Pourtant, entendre Sahadeva faire le parallèle avec les us et coutumes issus de sa propre culture était utile. Si tout le monde était d'accord et connaissait les risques, d'une connaissance intime, réelle, et non théorique ... Si tout le monde partageait la même motivation, les mêmes idéaux, combattant pourquoi pas ensemble, sur le même front ... Alors, effectivement, peut-être que ...

Soudain, Hermine prit conscience de ce que pouvait impliquer les mots de son vieil ami. Un court instant, elle s'immobilisa, avant de regarder Sahadeva d'un air étrange, d'abord à la dérobée, puis en plongeant son regard dans le sien, comme si elle le voyait pour la première fois. Après un moment, quand elle fut sûre qu'il avait fini, elle reprit la parole.

- Donc, si je compяends bien ... Elle parlait lentement, détachant chaque syllabe, pesant chaque mot : « Si, un jouя, je ... me яends compte que ... quelqu'un épяouve de l'amouя pouя toi, et que tu paяtage cet amouя ... il faudяa que ... cette peяsonne ... devienne Maquaя d'aboяd, et acceptant les яisques, en pяêtant le seяment d'une vie, et tout ? ... Et aloяs seulement, tu pouяяas ... laisseя paяleя tes sentiments ... »

Lentement, comme pour se donner une contenance, Hermine passa la main sur sa tempe, replaçant une mèche de ses cheveux rebelle. Ce faisant, elle ne quittait pas Sahadeva des yeux. Après de longues secondes, elle continua d'une voix légèrement rauque.

- Du coup, ... —et je demande ça au cas où cette peяsonne seяait étяangèяe à ta cultuяe et auяait besoin de conseils— ... il faudяait qu'elle voyage d'aboяd à Chavyondat, ... qu'elle voie ton яoi, le Gяand Sachem ?, ... ou nan, le Яajah, je cяois ... qu'elle démontяe ses capacités maяtiales ... et lui pяête vœu de sujétion ...
... J'ai bien saisi la ... pяocéduяe ?

Sahadeva était décontenancé par la tournure que prenait la conversation. Hésitant, il balbutia :

- Je...

Il marqua une courte pause. Tentant de rassembler ses esprits, il remit un semblant d'ordre dans ses idées, et termina sa phrase :

- Je ne sais pas. Je ne sais même pas si un étranger a déjà intégré les Maquars... Nous le sommes presque tous de naissance. J'imagine que cela doit être théoriquement possible, les marchands étrangers sont souvent assimilés à nos castes de marchands. Mais je ne sais pas quelle serait la démarche à suivre... Sans doute un apprentissage lié à l'Adama, un écolage auprès d'un Maquar confirmé et un serment de loyauté au rajah Ekripet Seltarir, oui certainement. J'imagine que notre chef, Indamu Podo, connaît la marche à suivre ou la déterminerait si c'était une procédure nouvelle...

Le Maquar se tut. Toujours hésitant, il dit d'une voix plus fébrile qu'à l'accoutumée :

- Ces questions, Hermine… Me concernent-elles directement ?

Sahadeva était timide et sans doute maladroit, peu habitué qu'il était à discuter de ses sentiments avec autrui. Il avait posé sa question de manière plus brutale qu'il ne le souhaitait. Il espérait que sa compagne ne lui en tiendrait pas rigueur.