Le Babou

Le grand cheval ralentit sa course alors que la nuit avait déjà envahit la lumière diffuse de la grande forêt. Si pour la monture un repos s'imposait, il en était de même pour son cavalier, à moitié sonné par la fatigue, les jambes fatiguées et tétanisées sous la pression constante qu'elles durent exercer, le corps transi par le froid que la course avait insinué au travers des habits de Shalan. Les odeurs d'herbes sauvage, de champignons cachés dans les épais tapis de feuilles tombées au fil des millénaire, couvrant le bruit des sabots du cavalier assaillirent les sens du chevalier. Gerberdor s'arrêta enfin près d'une petite source. Courbant sa tête il en renifla l'odeur, prêt à y puiser la force de l'eau descendant des montagnes.

Autour d'eux d'épais buissons, et au-dessus une canopée si dense qu'il fut impossible de distinguer ne fusse que des débris de ciel. C'était comme si toute la forêt formait un immense palais, aux dédales innombrables et dont les couloirs avaient comme porte l'espace restreint laissé par des arbres.

Gerberdor releva la tête et la tourna vers la gauche en hennissant doucement, puis frappa d'un sabot comme pour avertir son cavalier. Au bout de l'une de ces portes végétales se tenait immobile et attentif un centaure. Ce dernier les observaient, le visage serein et aussi inexpressif qu'une statue de bois sculptée. Il ne portait aucune parure. Ses longs cheveux gris témoignaient d'un grand âge. D'une voix pareille aux cavalcades des vents de forêt il dit doucement :

Gerberdor, laissa échapper un souffle bruyant, faisant trembler son museau et s'approcha sans crainte de la créature. Celle-ci étendit un main, afin de l'accueillir du bout de ses doigts.

Le chevalier de la Seldarine apprécia cette pause même s’il n’avait jamais senti un tel sentiment de liberté à travers cette chevauchée. Son corps le rappela à la prudence et à la réalité. Il avait les jambes et notamment les cuisses, en feu. Pourtant, cela représentait peu devant les étoiles qui avaient brillé dans ses yeux en chevauchant cet étalon. Il remercia son nouveau compagnon équidé d’une caresse sur son encolure.

L’expérience passée au sein de la forêt du Cormanthor avait fait apprendre au chevalier de rester toujours sur la défensive. La forêt est aussi belle qu’elle peut se montrer dangereuse. On pouvait y mourir de froid en se perdant dans les méandres sylvestres comme aussi bien tomber sur des prédateurs affamés.

En entendant l’hennissement de son compagnon, l’elfe doré porta par réflexe sa main sur la garde de sa longue lame gardienne qu’il relâcha aussitôt en découvrant celui qui les observait. A vrai dire, l’elfe se fia surtout à la réaction de son cheval qui ne montra aucune hostilité envers la créature inconnue. Et quand il découvrit qu’il s’agissait d’un centaure, il fut aussitôt rassuré, tenant en grand respect ces créatures protectrices des forets.

- Shalan fils de la famille des Symbaern et serviteur du Seigneur Corellon, père des elfes, vous salue. J’accepte avec plaisir votre hospitalité, noble gardien des forets. Je vois que vous avez déjà fait connaissance avec Gerbedor. Nous sommes compagnons depuis peu.

Avant d’accepter l’invitation, Shalan s’assura que son compagnon était à son aise pour se repaitre et se reposer. Puis il s’assit en tailleur, en face du centaure, approchant ses mains près de la pierre brulante. Le regard du chevalier était comme le centaure, inexpressif. Il resta silencieux après sa présentation, jugeant plus respectueux de laisser le centaure mener la conversation s’il le souhaitait.

Un silence confortable s'établit autour des pierres brûlante. Le Centaure préparait avec concentration une petite mixture d'herbes aromatique qu'il sortit d'un baluchon dissimulé sous la racine d'un des grands chênes qui les abritaient et qu'il chauffait à même les pierre. Une odeur piquante envahit les narines, flottant fugacement, évoquant les premières senteurs d'un printemps riche et d'une nature généreuse en fruits rouge et en fleurs odorantes. L'eau dans le bol avait pris une couleur d'azur, reflétant des couleurs d'argent. Puis doucement il posa le bol sur la mousse à côté de Shalan pour que cela refroidisse :

- Mon peuple préfère rester caché des yeux hommes commença-t-il, mais en cette rencontre, là où tu as ramené un de mes fils de coeur qui réjouit mes émotions, je t'offre le nom qu'il m'est donné depuis les temps où j'ai accompli le rituel de la Magie des futurs : Je suis Babou l'Ancien. Je vis seul en cet endroit, mes pattes étant trop raides pour espérer suivre mon clan dans ses longues pérégrinations au travers la forêt. J'attends paisiblement l'heure où je serais mené aux Verts Pâturages de l'au-delà.

Le Babou baissa les yeux sur Shalan, son regard bordé de cils épars d'un gris clair plongea dans son âme, sans violence mais avec une force tranquille et paisible : Je vois la grandeur de ta famille enfant du beau peuple, une mère d'une grande sagesse empli de fierté pour son fils mais qui n'a pas mentionné le prix à payer pour arriver à la destinée qui lui a été choisi. Ainsi sont les hommes : plein de rêves, les yeux fixés sur un seul but, indifférents aux conséquences et aux chaos que leurs actes sèment sur leur route. Il eut un bref sourire où transparaissait une certaine lassitude issu d'une grande résignation. La mort d'une abeille peut décimer toute une ruche... murmura-t-il. Après quelques moments de silence, il reprit doucement :
Mon désir n'est point de décourager Shalan, mais de mettre en garde. J'ai vu dans une des voies des destins la destruction de la Haute Forêt. J'ai vu aussi ton destin mêlé à cette trame. Si tu te trompes de chemin, le dragon sera maître de terres mortes, desséchées et désertiques où les vivants n'auront plus de place.

Il se tut enfin, puis prit le bol maintenant tiède. Il l'offrit à Shalan : Bois, à moitié, il te procurera la paix de ton corps lui redonnera des forces et te mènera plus loin. Tu sentira que ton esprit se détache légèrement de ton corps. Mais dès que les effets du Charnika s'estomperont et que ton esprit ne fera plus qu'un avec ton enveloppe charnelle la douleur se fera vive comme une ruade portée au front. Dès lors seul le repos t'enlèvera la douleur. Je te préparerais une fiole afin que si tu as besoin d'oublier les blessures de ton corps, tu puisses en reprendre.

Le chevalier de la Seldarine écouta en silence les paroles sages du Centaure, au nom de Babou l’Ancien. Il était fort probable qu’il en apprendrait beaucoup de choses. Tout le contexte était propice à la méditation et la réflexion. Les senteurs des herbes aromatiques avaient pour vertu d’apporter à Shalan une certaine sérénité et paix, propices au sujet de conversation actuelle. A un moment donné, il crut son esprit voyager dans le passé, dans celui où le maitre de l’Assemblée Stolig l’avertissait des dangers de l’avenir et de son rôle qu’il allait jouer. Tous les deux tenaient le même discours. Cela ne pouvait être le fruit du hasard. Chaque parole l’intriguait. L’évocation de la destruction de la Haute Forêt finit même par lui décocher un petit rictus sur ses lèvres, pourtant si habituellement inexpressive. Il ne savait pas quoi lui répondre…Lui dire qu’il était fou ? qu’il délirait ? Il aurait aimé…mais son sixième sens savait o combien cette créature de la cour féérique inspirait la sagesse. Il croyait au pouvoir des oracles tout en croyant aussi à la liberté que chacun dispose pour tracer sa route et changer la course de l’histoire. Ce qui était effrayant, c’est que d’après lui, le destin d’une grande contée reposait sur les épaules d’un seul être, aussi exceptionnel soit –il…

Shalan hocha sa tête en guise de remerciement puis saisit le bol. Il huma les parfums du Charnika puis en but la moitié comme le centaure lui avait suggéré.

- Babou l’Ancien, je vous remercie pour cette hospitalité et surtout pour vos sages paroles. Elles feront toujours écho dans mon cœur et dans mon âme. Que le seigneur de la Seldarine vous bénisse et vous apporte soins et réconforts jusqu’au chemin qui vous mènera jusqu’aux Verts Paturages.

Il n'y avait plus rien à dire... Gerbedor s'était approché du Babou et posa sa tête sur sa poitrine, comme un enfant venant quémander un câlin. Le Babou rit doucement, posant sa main déformée par l'âge sur le naseau puis, entoura de ses bras l'encolure du cheval. C'était assez étrange comme embrassade. Shalan eut l'impression qu'il assistait à un adieu formel et conventionnel. Il contemplait cette scène l'esprit serein, le corps détendu par la drogue donnée par le Babou. Un peu comme un rêve éveillé. Bientôt, les voiles du sommeil le prirent et avant de s'endormir il entendit la douce voix du Babou murmurant en un dialecte qu'il ne comprenait pas des paroles à Gerbedor...

Lorsqu'il se réveilla, toujours à la même place, il sentit sous sa tête un cousin fait d'herbes douces et odorantes et sur son corps une couverture de peau d'ours dont l'intérieur avait été recouvert d'un tissu fin de lin. La lumière de l'aube laissait glisser sa lumière au travers de la canopée, faisant comme des faisceaux obliques mettant en valeur la verdure et ses couleurs. A côté de la pierre de l'âtre à même le sol, la fiole de Charnika promise par le Babou. Se levant, Shalan ne vit personne, ni cheval, ni l'Ancien. Seul un écureuil roux se hâtait vers la maison tenant dans ses pattes une mince coquille, trésor qu'il alla sans doute poser en sécurité dans son nid.

La clairière n'était pas bien vaste, et le chevalier de la Seldarine eut vite fait le tour. C'est alors qu'un bruit étrange attira son attention et au travers les buissons, il reconnut la robe de Gerbedor. Un hennissement d'une tristesse infinie répondit à d'autres... S'approchant, Shalan découvrit au centre d'une ronde de chêne la carcasse du Babou, recroquevillé sur lui-même, la tête reposant entre les pattes. Il ne fallait pas être grand spécialiste pour se rendre compte que celui-ci s'était éteint pendant la nuit, veillé par Gerbedor. Alors qu'il voulut s'approcher davantage, le cheval lui barra la route, sans agressivité, mais avec une détermination farouche. Shalan put lire l'avertissement dans ses yeux d'or où l'humidité faisait presque comme si il pleurait. Mais Gerbedor avait une bonne raison, raison que l'Elfe comprit instantanément lorsqu'il aperçut sous le feuillage un être féerique. Une licorne, d'une blancheur éblouissante, dont la crinière touchait presque le sol s'avança vers le Babou. Elle s'inclina doucement sur lui, offrant souffle en respect sur celui qui partait vers les Arpents Verts.

Un silence profond habitait la forêt. La lumière de Lathandre déversait sur cette scène irréelle une pluie de lumière que la rosée du matin faisait scintiller de milles feux. Des chênes tombaient quelques feuilles, et dans la brise légère et parfumée s'envolaient d'innombrables semences de fleurs en plumes d'argent et d'or. La Licorne leva la tête et fixa son regard sur Shalan qui assistait à la scène avec Gerbedor à ses côtés. Une voix résonna dans sa tête, une voix aux accents tellement étrange qu'il est impossible de le décrire Fils du peuple elfe, va. La forêt prendra soin de celui qui lui a voué sa vie.

L'ordre était clair et sans équivoque. Déjà s'assemblait à l'ombre des arbres d'innombrables créatures, appelés là par on ne sait quel message : ici quelques pixies avec leur habits colorés, là ce qui semblait être une dryade à la peau d'écorce et aux yeux en amande, un peu plus loin deux gnomes aux longues barbes et aux yeux encore bouffis par le sommeil, là encore, une paire de chevaux de la trempe de Gerbedor, enfin immense et majestueux un vieil ours, immobile et attentif.

Au réveil, le chevalier se sentit léger comme un papillon. Tout le poids de la fatigue, résultat d’une chevauchée étrennée, s’était volatilisé comme un coup de baguette magique. L’élixir donné par Babou avait fait un miracle. Toutefois, son esprit semblait plonger dans la brume, à la recherche de repères et de surtout de Gerbedor, sans qui il n’aurait jamais pu venir au profond de cette forêt. Lorsqu’il tomba nez à nez devant la cour féérique réunie pour se recueillir devant la mort du sage centaure, une vague de sentiments envahit totalement le paladin :

- La tristesse, celle de perdre un être unique et mystique, qui en quelques heures de rencontre vous touche l’âme et le cœur et vous laisse pour jamais un souvenir précieux et inaltérable. Il était peut être le dernier à lui avoir parlé…
- L’extase devant la beauté hypnotique de la licorne, une créature féérique que peu d’élus ont la chance d’observer d’aussi près
- La honte de perturber un moment si pudique

A l’injonction claire et précise de la licorne, il se retira comme une ombre ou un fantôme pour se faire oublier. Il marcha quelques instants un peu à l’aveuglette, sans savoir où aller, l’esprit totalement hagard. Finalement, il s’agenouilla au sol, son regard moucheté d’or plongé dans le ciel à la recherche du soleil, puis il s’adressa à lui comme si son seigneur et dieu l’incarnait.

- Seigneur, père des elfes, votre serviteur vous salue et vous honore. La forêt vient de perdre un précieux serviteur. Que votre grâce le bénisse et que votre lumière l’accompagne de votre bonté et protection.

Il se releva, restant encore immobile, laissant le vent soulever sa longue chevelure mais sans perturber le visage de marbre de l’elfe. Il était seul…ou presque car le seigneur de Seldarine était à ses cotés, il n’en doutait pas un seul instant. Toutefois, un constat sinistre s’imposait : sans Gerbedor, il était perdu…Mais il s’interdisait de le perturber dans son recueillement. Alors il erra, sans savoir où aller, avec l’espoir que son seigneur lui témoignerait de son aide.

Le temps parait infini dans les profondeurs mystérieuses de la Haute Forêt. Shalan resta pourtant qu'un moment d'éternité seul attendant son compagnon de voyage. Un doux hennissement l'appela, une sorte d'appel mêlée de récente tristesse. Gerbedor se tenait à quelques mètres de lui, prêt à reprendre la mission qui lui était confiée. Dans ses yeux moirés une nouvelle confiance envers celui qui à présent tenait les rênes de son destin : Shalan allait être celui à qui il confierait sa route et sa vie.

Réunis, ils reprirent la route. Gerbedor alla doucement comme pour s'éloigner à regret, puis graduellement reprit son rythme s'élançant au galop, à une cadence que peu de chevaux pouvaient espérer atteindre. Le paysage autour de Shalan se brouilla une fois de plus et la seule chose que puisse faire le jeune elfe était de se maintenir le plus fermement possible.

Ce train d'enfer dura un peu plus longtemps que la première chevauchée alors que Gerbedor fonça pendant une journée entière pour s'arrêter à l'aube du matin suivant dans un bien étrange environnement.

Suite RP : Vagues de Brumes