Chapitre III : Des airs de hibou...

- Mes intentions sont pures et je respecte Uthgar, ses fils et ses filles.

Quoique qu'elle douta que le Conseil des Marches reconnaisse l'endroit comme la propriété du Père des Batailles, Eliza n'avait aucune raison de ne pas montrer son respect.

Tout ce qui l'inquiétait à ce moment, c'était que si la pierre avait effectivement été dressée pour défendre le monde contre les enfers, son atavisme pourrait être un problème. Elle s'attacha à prendre les devants.

- Je reste en arrière. Mon sang pourrait provoquer de mauvaises surprises.

Elle eu un sourire amusé. Il y avait longtemps que sa mère lui avait expliqué que, même si à Lunargent, on ne la chassait pas comme une paria, il n'en serait pas de même partout. Elle s'y était faite, et plutôt que de renier son ascendance, elle préférait faire de son mieux pour ne pas évoquer la peur chez ceux qu'elle côtoyait.

Haleena accepta avec satisfaction la profession de foi de chacun de ses camarades. Chose rare et de valeur, elle leur offrit son plus large sourire, ce n’était pas si commun pour une barbare.

Arrivée face à la pierre centrale, la jeune femme se retrouva prise au dépourvue. Elle savait qu’elle devait passer prêter allégeance ou faire une prière, mais concrètement, elle ne savait comment s’y prendre.

Elle posait ses mains sur l’autel comme pour reprendre son souffle :
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Elle termina sa prière en frappant la pierre du plat de ses deux paumes. Le minéral était glacé mais la puissance mystique la réchauffa jusque dans son cœur.

- J’ai fini. Lança elle a ses compagnons assez penaud.

Rien ne vint troubler la quiétude du sanctuaire quand Haleena, bientôt suivie par quelques-uns de ses compagnons, franchit l'enceinte formée par les cairns. Les pierres dormaient paisiblement dans leur lit de verdure ; pour qui n'avait pas l'esprit poétique, elles demeuraient de vulgaires cailloux bien rangés...

Une sorte d'escalier avait été aménagé à l'aide de dalles plates sur la face sud du tumulus, pour offrir un accès plus commode à l'autel. Haleena s'y engagea, précédée de Daphnis, alors que les rodeurs veillaient sur les alentours tous les sens en alerte. Le cri strident d'un oiseau surpris par les intrus, ou un battement d'ailes précipité, ne les avaient pas alarmés outre mesure. Elvira pourtant était plus agitée qu'à l'ordinaire : les yeux grand écarquillés, elle se débattait dans sa prison de linge en babillant furieusement. Essayait-elle de dire quelque chose ? Elle ne semblait ni inquiète, ni en colère, mais une telle effervescence pouvait interroger.

La Pierre Unique était entièrement couverte de gravures qui, pour un œil inexpert, ressemblaient à s'y méprendre aux symboles dont les Uthgardts peignaient leurs corps. La barbare, néanmoins, n'en reconnut aucun. Elle n'était certes pas docte en la matière, traditionnellement réservée aux chamans et aux scaldes qui étaient les gardiens des mystères et de la mémoire parmi les enfants d'Uthgar. Les étranges signes creusés dans la roche n'étaient pas plus familiers au fidèle de Tymora, qui était cependant certain qu'il ne s'agissait pas là de motifs infernaux.

Avec une solennité dont aucun de ses compagnons ne l'aurait sans doute crue capable, Haleena se livra à un bref rituel. Les paroles incompréhensibles qu'elle proféra laissèrent bien perplexes les témoins de cette oraison, immédiatement ponctuée par l'enthousiasme hilare de la petite Elvira. La pierre, sous la paume de ses mains, demeurait froide et désespérément silencieuse.

- J'ai fini, lança-t-elle, sans immédiatement se rendre compte que l'air autour d'elle se chargeait lentement d'humidité...

En retrait, Phénix et Eliza pouvaient en revanche bien mieux distinguer la brume qui, semblant remonter des entrailles du tumulus, s'épaississait lentement, opacifiant l'air d'un blanchâtre voile de vapeur. Si leur vision n'était pas encore affectée, l'aquafondien et la jeune mère sentirent l'air se rafraîchir. La fille de la tribu des Poneys Célestes avait-elle commis une erreur ?

Daphnis avait accompagné Haleena. Il était non seulement curieux de voir ce qu'elle voulait faire en un tel endroit, mais aussi soucieux de la protéger si quelque chose venait à mal tourner… ou si l'épreuve s'avérait trop intense sur le plan émotionnel.

A une dizaine de pas de distance, l'élu divin avait pu observer l'étrange rituel auquel s'était livré sa compagne de route. S'il n'avait rien compris de ses propos, il avait ressenti la puissance qui s'en dégageait. Il avait observé l'ensemble en silence, respectueux des croyances de chacun.

¤ Quel endroit étrange… A la fois imposant… et un peu inquiétant… ¤

Lorsqu'Haleenna eut déclaré avoir fini, Daphnis la rejoignit et observa une dernière fois les lieux. En s'approchant, il remarqua qu'une brume étrange semblait émaner du tertre et que le phénomène s'accompagnait d'un rafraichissement de l'air. Instinctivement, il se mit à frissonner légèrement.

Arrivé près de la barbare, il lui déclara :

- Je doute que cette brume et que ce froid soient naturels. Je ne sais pas si ce sont des phénomènes habituels à la Pierre Unique, mais je serais d'avis de ne pas trop traîner et d'aller rapidement retrouver nos amis.

Le jeune homme s'efforça de reprendre l'itinéraire emprunté à l'aller, tout en scrutant les alentours pour déceler la moindre trace de danger.

Haleena se surpris elle-même à frissonner. Les esprits étaient là et communiquaient leur satisfaction. La caresse du froid est toujours à accepter avec humilité. Elvira aussi l'avait senti.

- C’est présence des anciens, il ne faut pas avoir peur.

Daphnis dévalait déjà l’escalier fait de larges dalles de pierre, très inquiet et inspectant le paysage. Pas plus alarmée, la jeune mère le suivit finalement, il n’y avait plus rien à faire ici.

- Nous peut reprendre la route.

La brume glaciale était en train de les envelopper de sa multitude de gouttelettes d’eau en suspension. Haleena expira une grosse bouffée d’air qui forma un petit nuage blanc devant elle.
¤ C’est vrai qu’il fait bien humide tout à coup. ¤

Alors qu'Haleena et Daphnis s'empressaient de descendre les escaliers, la brume se faisait de plus en plus dense. En contrebas, leurs compagnons pouvaient nettement apercevoir le mouvement surnaturel qu'elle suivait : émanant de la terre, comme poussée par d'imperceptible rafales de vent, elle remontait à vive allure le tumulus pour se masser au-dessus de l'autel.

Les fuyards ne voyaient presque plus leurs propres pied lorsqu'ils furent rendus en bas des marches, où le brouillard devenait de moins en moins épais. La masse blanchâtre prenait lentement la forme familière d'un grand quadrupède, haut sur pattes mais robuste, au cou élancé et à la tête allongée. Elvira battait des mains en riant, mais la silhouette spectrale qui leur faisait face inspirerait-elle la même joie aux adultes ? Un silence de mort régnait sur le sanctuaire.

Un immense cheval ailé se dressait désormais devant eux, des volutes de brume cotonneuse tremblant tout au long de ses contours imparfaits. Perché sur la Pierre Unique, il renâcla bruyamment puis, avec légèreté, flotta au bas de son piédestal.

Toujours sur ses gardes à scruter les alentours et l'intérieur du sanctuaire, Phénix était nerveux, il n'aimait pas être exposé comme cela au danger.

Par respect pour Haleena, il n'en dit mot et s'attela à sa surveillance avec toute la rigueur qui était sienne.

C'est quand ils l'entendirent dire qu'elle avait fini que les choses changèrent.

Une brume sortie de nulle part commençait à entourer le tumulus et se fit de plus en plus dense, à un tel point que Phénix ne distinguait plus Haleena et Daphnis qui avaient entamer leur descente.

Encochant une flèche, le jeune rôdeur banda son arc et regarda dans toutes les directions pour voir d'où allait venir le danger. Cette brume n'était pas naturelle et ses appréhensions reprirent le dessus.

Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque cette brume, dont Haleena et Daphnis avait réussi à s'extraire, se transforma sous leurs yeux ébahis en un splendide cheval ailé. Phénix entendait la petite Elvira rire dans son cocon de linge et lui même commença à se dérider et un grand sourire illumina son visage brulé. Tellement interloqué, il en avait baissé machinalement son arc, sentant instinctivement que cette apparition ne représentait pas une menace.

Les propos d'Haleena rassurèrent quelque peu Daphnis, mais celui-ci ne souhaitait pas pour autant s'attarder dans le brouillard : ils n'étaient pas à l'abri d'une rencontre... ou plus probablement d'une mauvaise chute. C'est néanmoins sans encombre qu'ils parvinrent à rejoindre leurs compagnons pour découvrir la magnifique forme de cheval ailé.

Le jeune élu divin était subjugé : malgré ses liens privilégiés avec Tymora, il n'avait jamais encore rien vu de tel. Pour lui, c'était clairement un message des dieux. La nature de ces "anciens" n'était pas très claire à ses yeux, mais, qui qu'ils soient, ils devaient être liés aux dieux d'une manière ou d'une autre. Phénix semblait tout aussi subjugé que lui, tandis qu'Elvira riait, visiblement ravie du spectacle que lui offraient les dieux.

Daphnis finit par déclarer à Haleena :

- J'imagine que cette manifestation évoque ta tribu : les Poneys Célestes. Et je suppose que c'est un signe favorable, même si je ne suis pas sûr de le comprendre. Ce genre de phénomène est fréquent ici ?

Le jeune homme s'interrogeait. N'ayant pas compris les propos d'Haleena, il se demandait si la manifestation visait à lui confirmer qu'elle agissait bien et qu'elle devait poursuivre sa mission ou, au contraire, si on lui conseillait de rentrer parmi les siens.

Si la dépression nuageuse commença par surprendre Haleena, la révélation déifié de ce pégase ne laissait pas beaucoup de doute. Elvira semblait doué d’un sixième sens puisqu’elle avait accueilli l’arrivant avant tout le monde.

- C’est la monture du père des batailles, Uthgar Gardolfsson, l’immortel de Morgur, c’est bien lui.
Tremblez ou mourrez, voilà les seules solutions. Haleena semblait aussi extasié que sa fille.

- Première fois que je viens ici, Daphnis. Répondit-elle humblement, reprenant consistance.

- Mais ou est Uthgar ? Ajoutait elle avec un honnête interrogation.

Les interrogations bien légitimes des uns et des autres ne trouvèrent pas de réponses : l'apparition surnaturelle, majestueuse, demeurait muette et son cavalier mythique absent... La brume moutonnant à même sol baignait le sanctuaire d'une aura mystérieuse et poétique ; le temps semblait comme suspendu.

Le cheval ouvrit délicatement ses ailes puis, d'un battement sec, les referma, propulsant une rafale d'air vivifiant en direction des aventuriers. Des volutes cotonneuses de brouillard s'étaient soulevées dans son sillage et, chose surprenante, restaient en suspension à un bon mètre du sol. A peine cette fraîche brise les eut-elle frappés qu'ils se sentirent incroyablement légers, saisis par l'invraisemblable sensation de ne plus être un corps, ou du moins que ce dernier n'était plus tout à fait une matière pesante et solide. Etaient-ils devenus pareils à ce nuage vaporeux qui avait pris les contours du céleste poney ? Quelques palpations les rassurèrent bien vite : ils restaient des êtres de chair ferme, tout à fait matériels. Et pourtant il leur semblait qu'une légère impulsion suffirait à... voler !

Haleena flottait à deux mètres du sol, sa petite fille poussant des cris enthousiastes pour saluer ce miracle. L'émerveillement passé, ses compagnons ne tardèrent pas à prendre leur envol, essayant de se familiariser avec ce nouveau mode de déplacement. Le cheval de Phénix, d'abord effrayé, se calma dès lors que son maître le flatta à l'encolure ; il lui faudrait néanmoins le tenir à la bride aussi longtemps qu'il serait dans les airs, afin de le rassurer.

La céleste apparition pivota lentement sur elle-même, se détournant du sud-ouest vers lequel se trouvait le village sylvestre de Quaervarr, pour faire face au menhir pointant l'ouest. En un nouveau battement d'ailes, il s'éleva au-dessus de la canopée : fallait-il le suivre ?