Les Noces Calishites, Kalyope - Rendez-vous sous les Étoiles

andis que le garçon s’en allait avec le sourire, sa pièce d’or dans la main, Kalyope passa de l’autre côté du rideau, découvrant une grande terrasse baignée dans la lumière tremblotante de quelques flambeaux. De nombreuses plantes en pots et une vigne vierge courant sur les murs créaient une atmosphère végétale et de nombreux recoins discrets. A l’horizon, sous le ciel étoilé, se découpait le relief sombre des collines froides et calmes entourant la ville. Ne voyant personne, Kalyope avança de quelques pas vers le centre de la terrasse. C’est alors qu’elle aperçut une silhouette allongée sur une chaise longue, à l’abri de quelques palmiers abricot.

- Et bien, si je m’attendais à ça… dit-elle d’une voix douce. « Votre maître ne m’avait pas dit que son ancienne élève était une si ravissante jeune femme. Installez-vous, je vous prie.

C’était une femme en tous points, si ce n’était par les cornes de béliers qui partaient de son front. Ses yeux semblaient aveugles, comme rongés à l’acide, mais elle regardait l’ensorceleuse. Un motif en « V » formé de pierres précieuses rouge sang serties à même son front partait de la base de ses cornes jusqu’à ses yeux. Malgré ces traits étranges, elle n’était pas laide et son corps athlétique revêtu de cuir évoquait une femme en pleine santé, dans la fleur de l’âge.

Elle fit signe à Kalyope de s’asseoir dans une chaise longe de l’autre côté d’une table basse, vers laquelle elle se pencha pour saisir une théière et servir un bol à son invitée.

« Laissez-moi me présenter, dit-elle. « Syzra est un nom d’emprunt, je m’appelle en fait Lystraë, enseignante à la guilde de magie d’Everlund, dans les Marches d’Argent. Celle-ci m’a confié une mission d’importance, puisqu’il s’agît de préparer le terrain pour son futur emplacement. En toute vraisemblance, il s’agira du Calimshan. En effet, l’Assemblée a récemment connu des troubles qui la contraignent à déménager. J’ai bien des tâches à accomplir pour avancer dans cette voie, et c’est là que vous pouvez m’aider. Ne soyez pas surprise si je vous annonce votre mission d’emblée ; nous n’avons pas de temps à perdre.

« Les montagnes mouvantes, au Nord, conviendraient particulièrement à la guilde, et le site que j’ai repéré se situe près des terres d’un noble, le wali Mehmed el Iptissen. Il se trouve qu’il marrie son fils très bientôt, et qu’il invite de nombreuses personnalités calishites pour l’occasion. C’est le moment pour lui faire connaître l’Assemblée et ses projets. Bien sûr, je ne vous demande pas de parler au nom de la guilde ; tout ce que vous aurez à faire, dans un premier temps, c’est remettre au wali Mehmed el Iptissen une lettre rédigée par mes soins. Il s’agît d’une recommandation de mariage pour sa fille ainée, Atala ; une attention qu’il devrait apprécier. Mais je suis certaine que vous aspirez à plus qu’à devenir une simple messagère. C’est ensuite que les choses intéressantes commencent…

« Des rumeurs courent sur cette famille, qu’ils descendraient de puissants mages, qu’ils feraient partie d’une secte, et d’autres choses encore. J’aimerais que vous tiriez tout cela au clair, en fouinant quelque peu lors des réceptions qui précèdent la cérémonie. Toute information sur la foi réelle des Iptissen, et leurs pratique, me sera utile, car je ne tiens pas à faire alliance avec n’importe qui.

« Ah, et autre chose ; vous ne serez pas seule dans votre mission. Klael, une halfeline d’Amn, vous accompagnera et sera munie de sa propre lettre à remettre au wali. Ses talents vous ouvriront quelques portes et vous permettront d’en apprendre beaucoup plus sur les Iptissen. Je comptais faire appel à un troisième élément, un mage érudit, pour vous épauler, mais sa collaboration est compromise. En son absence, vous devrez peut-être collecter plus d’informations brutes, afin que nous les analysions plus tard. »

Sa longue tirade terminée, Lystraë se servit à son tour un bol de thé, qu’elle porta à ses lèvres en dévorant l’ensorceleuse de son regard surnaturel.

Kalyope non plus, ne s'attendait pas à "ça". Lorsqu'elle imaginait à quoi pouvait bien ressembler son contact, elle avait visualisé sans trop savoir pourquoi, une petite femme souple et nerveuse, encapuchonnée, sans doute à la peau mate. La créature qui se tenait sur la terrasse n'avait rien de tout cela, mais fascina immédiatement la jeune ensorceleuse. Ses cornes, ses bijoux enchâssés dans la peau, ses yeux si particuliers... aucun attribut d'une beauté classique, et pourtant Kalyope la trouvait magnifique, et effrayante. Mais aussi douce et réconfortante, de par ses gestes calmes et son timbre de voix. Elle avait l'air si différente des enseignants qu'avait côtoyés la jeune femme durant ses années de formation, maître Maeshi mis à part. Kalyope ne décelait rien de négatif dans le regard, certes intense et atypique, que la cornue posait sur elle.
En outre, elle n'avait manifesté aucune impatience quant à l'énorme retard de l'ensorceleuse, et elle lui en était grandement reconnaissante.

Elle avait écouté Lystraë avec une telle avidité, qu'elle en avait oublié de boire le thé qui lui avait été offert. Lorsque celle-ci eut fini de parler, Kalyope but une longue gorgée ; puis relevant la tête, elle planta ses yeux violets dans ceux décolorés de son interlocutrice.

- Je serais honorée d'apporter mon aide à une école de magie, et je le suis de rencontrer directement une de ses enseignantes. Je dois vous avouer que moi non plus, je ne m'attendais pas à ça.

«  Un point en particulier a retenu mon attention. Vous avez parlé d'une possible appartenance à une secte... S'agirait-il du culte de Shar ? Peut-être est-ce une coïncidence, mais en venant ici j'ai justement rencontré trois sharites en mission d’enlèvement. A vrai dire... ce sont eux qui m'ont guidée jusqu'à l'établissement. Je vous conterai l'histoire en entier, si nous en avons le temps. »

« Je suis prête à débuter ma mission et à rencontrer Klael, mais y aurait-il un endroit en ville où je pourrais me fournir en vêtements bon marché ? Ma bourse n'est guère remplie, mais j'aurais besoin de changer de tenue et de me couvrir la tête d'un chaperon léger, pour éviter d'être reconnue par les trois hommes que je viens de mentionner. »

ystraë haussa un sourcil et posa son bol d'un air grave en entendant Kalyope parler des sharites. C'est sur un ton dur et froid qu'elle répondit :

- Des adeptes de Shar... Des suppôts du mal, le rebut du genre humain... Ils sont légion par ici, et dans la plupart des villes, n'ont même pas besoin de sectes pour opérer leurs sombres desseins, car ils ont leurs églises en surface, en même temps qu'ils ourdissent leurs complots. Depuis le temps des troubles, ils gagnent en puissance et au Calimshan, ils les laissent s'étendre, à leur grand péril.

« J'espère de tout cœur que les Iptissen ne font pas partie de cette race là. Si c'était le cas, ils n'auraient pas forcément à s'en cacher des autres familles, mais pour ma part, je les compterais parmi nos ennemis. L'Assemblée est officiellement une organisation neutre défendant la Toile, et la Toile d'Ombre restera une menace tant qu'elle continuera d'exister. En tous les cas, évitez ses adeptes comme la peste.

Elle se détendit, un semblant de sourire sur ses lèvres rouges, lorsque l'ensorceleuse aborda la question des vêtements.

« Et bien, on peut dire que vous n'êtes pas aussi vénale que votre future associée... Elle n'a pas hésité à m'extorquer de l'or avant même de commencer sa mission. Mais vous avez sans doute compris que la récompense qui vous attend aura bien plus de valeur qu'un simple coffret d'or.

« Mais tenez, prenez déjà ceci » dit-elle en glissa ses doigts dans une de ses poches de ceinture, pour en sortir une poignée de pièces. Elle en posa nonchalamment une dizaine sur la table passe ; Kalyope reconnut le platine à leur couleur. « Ce serait dommage de gâcher vos atouts avec de vilaines fripes. Et n'oubliez-pas que vous devrez vous mêler à une assemblée de nobles et riches personnages. Passez-donc au marché demain matin, vous trouverez tout ce que vous voudrez, ainsi que dans les boutiques de la rue du Sceptre.

« Ne traînez-pas, car les festivités commencent dans trois jours seulement, c'est à dire le quatrième jour de Nuiteuse, et demain nous serons le deux. Elles dureront plusieurs jours, mais vous pourriez prendre un cheval en partant d'Almraiven pour vous y rendre, vous gagneriez du temps. D'après mes sources, il faut deux jours et demi à cheval pour vous y rendre, contre quatre jours et demi à pied. »

Écoutant Lystraë poursuivre ses explications, Kalyope en profita pour boire un peu de thé. Qu'elle manqua d'avaler de travers, quand elle vit son interlocutrice lui offrir une dizaine de pièces de platine pour lui permettre de s'équiper. Celle-ci avait également mentionné la possibilité d'une récompense.
Malgré sa rapidité à dissimuler ses émotions en présence de tiers, l'étonnement avait dû brièvement se peindre sur les traits de l'ensorceleuse, qui s'admonesta intérieurement, irritée par sa candeur :

¤ Je n'ai aucune raison d'être surprise de la sorte. On me confie une mission, c'est normal que l'on pourvoit à mes besoin pour la mener à bien. ¤

Pourtant Kalyope était obligée d'admettre qu'elle n'avait absolument pas réfléchi à la question de l'argent, et encore moins à celle d'une récompense - l'aventure en elle-même en étant déjà une ; et qu'elle faisait preuve de trop de légèreté sur certains points.
Mais elle préféra taire ses pensées, ayant trop peur que Lystraë la prenne pour une jeune femme naïve et étourdie ; ou pire, se dise qu'elle ne convenait pas pour la mission tout compte fait. 
Elle prit soin de se recomposer un visage plus sérieux, et plus fermé, finissant son thé par petites gorgées ; tout en sachant qu'elle ne trompait probablement pas la cornue. En outre, elle avait l'impression que Lystraë pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Peut-être était-ce à cause de ses pupilles si particulières, qui semblaient la sonder jusqu'aux tréfonds de son âme. 

Elle reposa son bol enfin vide, puis rangea soigneusement les pièces offertes par Lystraë dans sa bourse. 

- Je vous remercie ! J'irai m'équiper demain matin, et partirai à cheval dès mes emplettes terminées. Je présume que je retrouverai Klael sur place ? A quel endroit des montagnes mouvantes dois-je me rendre exactement ? Et vous-même, nous rejoindrez-vous ?

Une foule de questions se bousculait dans la tête de l'ensorceleuse, mais elle se tut, pour laisser le temps à son interlocutrice de répondre à celles qu'elle venait de lui poser.
Elle ressentait également le besoin de se justifier quant à sa courte collaboration avec les sharites. Un bref instant, la jeune ensorceleuse s'était sentie comme une enfant prise entrain de faire une bêtise, lorsque Lystraë lui avait durement conseillé d'éviter tout contact avec eux. Ce culte répugnait tout autant Kalyope – et pour cause - mais elle avait conçu une certaine fierté à tromper ces trois hommes, et espérait que la cornue la trouverait ingénieuse, si elle lui expliquait comment elle s'y était prise. 

Bien qu'elle eut le cerveau en ébullition, une certaine lassitude était entrain de s'abattre sur elle, et Kalyope se dit également qu'il sera peut être sage de prendre quelques heures de repos.

a nuit était en effet bien avancée, mais le thé, excellent bien que fort sucré, commençait à produire un effet vivifiant sur Kalyope. Face à elle, Lystraë sentait qu'elle avait l'ascendant sur cette jeune femme charmante et douée mais encore peu rouée à l'aventure et aux relations. Parfaitement à l'aise, comme si elle était en ce lieu chez elle, la professeure de l'Assemblée jouait à merveille son rôle de commanditaire autoritaire et efficace. Quitte à en faire un peu trop dans le ton et la gestuelle.

- Je dirai à Klael de vous attendre demain matin, aux écuries de la porte septentrionale. Vous la reconnaîtrez facilement, les halfelins sont rares au Calimshan. Quant au palais du wali, il se trouve dans la région de Sàbra près du village du même nom, entre les Montagnes Mouvantes, la Forêt de Mir et la rivière Blancheau. Un endroit magnifique, paraît-il. Malheureusement, j'ai beaucoup à faire de mon côté pour préparer le terrain de la future Assemblée, et je ne pourrai donc vous accompagner. Mais je suis sûre que vous vous en sortirez très bien.

Lystraë se voulait cette fois chaleureuse et rassurante, mais cela lui allait moins bien. Un petit silence s'ensuivit, tandis qu'une brise fraîche faisait bruisser les feuilles des plantes qui occupaient la terrasse, et onduler les cheveux et la robe au tissu léger de l'ensorceleuse.

- Et si nous rentrions... dit-elle en se redressant sur sa chaise longue, prête à se lever. Je sens que vous avez encore mille questions à me poser et mille choses à me raconter, mais nous pouvons en discuter en marchant.

L'attitude de Lystraë semblait décidément confirmer ce que Kalyope soupçonnait : cette femme comprenait les pensées de l'ensorceleuse sans qu'elle ait à les exprimer. A moins qu'elle ne fut bien moins maîtresse de ses émotions qu'elle l'imaginait. Et quand bien même. Chose surprenante, cela ne la dérangeait même pas.
En temps normal, Kalyope se serait aussitôt refermée comme une huître ; mais en cette heure et en ces lieux, la jeune femme souhaitait oublier sa cité et ce qui avait contribué à sa méfiance. Depuis qu'elle avait quitté Halarahh et ses habitants, elle s'était aperçue que dans le fond, les relations sociales ne la rebutaient pas, pour peu qu'elle rencontre des personnalités intéressantes ou attachantes. En cet instant, la fascination qu'exerçait Lystraë sur elle lui donnait l'envie de s'en faire apprécier.

Kalyope se leva de sa chaise, et sourit à l'enseignante :

- Hé bien.. oui, il y a encore beaucoup de choses dont je souhaite m'entretenir avec vous.

« Tout d'abord, puisque vous ne vous rendez pas à Sàbra, j'aimerais savoir par quel moyen nous pourrons communiquer . Car j'imagine qu'en fonction de nos découvertes ou des événements, il nous faudra vous tenir régulièrement informée. »

« Les Iptissen sont-ils prévenus de notre arrivée ? Comment devons-nous nous présenter devant eux ? En tant que simples messagères de l'Assemblée ? Ou devons-nous prendre des noms d'emprunt, et nous forger une fausse identité par sécurité ? »

« Je tenais également à vous dire que... hé bien... je n'ai jamais eu l'intention de collaborer avec des sharites, de quelque manière que ce soit. J'ai moi même beaucoup souffert de fausses rumeurs quant à mon appartenance à leur culte – mais peut être mon maître vous l'aura t-il expliqué.
J'étais perdue, à la recherche de cet endroit et je suis tombée sur eux. Ils avaient l'air perdus eux aussi, à leur manière. J'ai alors joué le tout pour le tout, et me suis présentée à eux, leur faisant croire que notre rencontre était salutaire. Et lorsque je compris qu'ils adoraient Shar, j'eus l'idée de me faire passer pour l'une de ses prêtresses, m'aidant de mon physique. Ce stratagème fonctionna à merveille puisque non seulement ils me prirent pour l'incarnation de Shar elle-même dans un premier temps, mais en outre, ils me menèrent devant cet établissement en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. »

e levant à son tour, Lystraë fit le tour de la table et passa à côté de Kalyope, lui effleurant la main et l'invitant à la suivre sous l'arche à rideau de perles de la terrasse.

- Ah, oui, vous faites bien de me le demander, j'avais failli oublier ce détail. Voici une création de l'Assemblée, dit-elle en sortant d'une de ses poches de ceinture un long tube en cuir fermé des deux côtés. Chose étrange, la poche était beaucoup trop petite pour accueillir un objet de cette longueur, et pourtant, l'étui était parfaitement droit et rigide. « Si vous glissez un parchemin dans cet étui et le refermez, il sera instantanément téléporté jusqu'à un étui similaire, que j'ai en ma possession. Cela dit, il est inutile de l'utiliser pour chaque petite découverte que vous ferez. Pour faire plus simple, je vous donne rendez-vous ici-même, dans une dizaine, c'est à dire le onzième jour de Nuiteuse. Ce qui vous laisse tout le temps pour remettre les lettres, mener votre enquête et m'écrire un joli rapport complet sur la famille Iptissen et ses occupations occultes, si elles existent.

« Non, ils ne sont pas au courant de votre arrivée, mais c'est une coutume lors de telles occasions que des organisations de tous poils viennent présenter leurs félicitations à la famille, et en profitent pour renouer des relations diplomatiques ou commerciales. Les lettres que je vous donnerai devraient suffire à vous amener devant le wali, au moins pour quelques instants.

« Et oui, présentez-vous comme des membres de l'Assemblée. Étant donné le nombre de personnalités importantes présentes, il y aura des agents en civil parmi les invités pour tenter de déceler les imposteurs, et vous et Klael n'êtes pas assez expérimentées pour braver leur vigilance. En revanche, la foule vous permettra peut-être de vous glisser dans des endroits où vous n'êtes pas sensées aller. Par ailleurs, je vous donnerai aussi un manuscrit rassemblant les informations que j'ai pu glaner sur les Iptissen et certains des invités présents. Vous aurez tout le temps de le consulter en route, mais détruisez-le avant votre arrivée à Sàbra.

Tandis qu'elles descendaient par le grand escalier, Lystraë avait écouté avec attention son histoire avec les sharites, qui lui avait arraché un léger sourire.

« Voilà des agents du mystère et de la tromperie battus à leur propre jeu... même si d'après votre récit, ils n'avaient pas l'air bien futés. Quelle que soit son apparence, Shar a tout de même l'air moins inoffensive que vous. Myeshi ne m'a pas parlé de vos problèmes passé, mais plutôt de votre talent pour l'Art, et c'est ce qui m'intéresse avant tout. Il m'a dit aussi que vous vénérez une obscure déesse de l'air, Akadi..? »

En entendant Akadi être qualifiée d’obscure, Kalyope se crispa brièvement, bien que son visage resta impassible.

- En effet, ma foi toute entière lui est dévouée.

« Là où je suis née, presque tout le monde vénère Mystra. Au départ, le rejet de son culte n'était dû qu'à un mouvement d'humeur. Puisqu'on me rejetait moi, qu'on m'accusait de vénérer Shar et d'en être sa réincarnation, j'allais rejeter ce que mes semblables vénéraient. »

« J'ai étudié quelques manuels de théologie, et c'est ainsi que j'ai découvert l’existence de cette déesse, qui m'a plu aussitôt. J'admire ses préceptes, qui étaient aussi les miens, bien qu'alors, je ne les formulais pas encore clairement dans mon esprit. Il est vrai qu'elle est rarement à l'écoute de mes prières, et que je ne me sens guère épaulée. Mais qu'importe, c'est aussi le prix de l'indépendance. J'aime voyager et découvrir le monde ; j'aime l'idée d'être mon propre maître, de ne devoir mes succès ou mes échecs qu'à moi-même ; j'aime l'idée de poursuivre mes propres rêves, sans jamais me laisser contraire ou entraver ; et par dessus tout, j'aime la liberté »

A ce moment, Kalyope se rendit compte qu'elle avait parlé avec une exhalation grandissante, et sa verve retomba d'un coup. Elle rougit légèrement, puis ajouta d'un ton un peu coupable :

- Mais ne voyez pas dans mes propos un refus de l'autorité ou de la hiérarchie. Vous n'aurez pas à déplorer une quelconque insubordination de ma part. Je peux me soumettre sans problème, du moment que je l'ai choisi.

es deux jeunes femmes arrivèrent dans le hall du Chat de Safran, et pénétrèrent dans la cour.

- C'est une réaction que je peux tout à fait comprendre, mais votre réponse me fait penser que vous avez choisi cette déesse pour les mauvaises raisons. D'ailleurs, vous serez peut-être surprise d'apprendre que Mystra, la Mère de Toute Magie n'a pas de temple au Calimshan, contrairement à Shar. C'est pour cela que j'affectionne ces lieux ; dédié à Sharess, le Chat de Safran un des rares endroits de la ville où l'on puisse s'amuser et qui ne soit pas trop mal fréquenté. Par contre, tout y est horriblement cher...

« Il n'y a rien de mal à aimer la liberté. Mais les Royaumes sont dangereux, et un électron libre voit ses chances de survie diminuer. Le tout est de bien choisir votre camp, Kalyope. Ou d'avoir un dieu qui vous écoute et vous protège. »

Elles arrivèrent de l’autre côté de la cour, où les attendait un petit portail de fer, qu’elles franchirent pour gravir deux petites volées de marches menant à un palier, doté d’une large ouverture donnant sur la fontaine. Il y avait sur ce palier deux portes en bois couvertes de bas-reliefs. Listraë s’approcha de celle de droite, l’ouvrit à l’aide d’une clef sortie de sa ceinture, et elles entrèrent ensemble dans une suite ravissante.

Elle était composée de deux chambres séparées seulement par un voile fin, et dans chaque chambre se trouvait un lit au sommier élégant, des meubles finement ouvragés, une petite bassine d’eau pour la toilette, et des vases et tableaux pour la décoration. La lanterne à huile posée près de chaque lit diffusait une lumière chaleureuse. Les fenêtres, grandes ouvertes, laissait entrer le vent frais de la nuit, qui faisait danser le rideau.

« Voilà qui change de certaines auberges miteuses, n’est-ce pas ? J’imagine que vous êtes épuisée par votre voyage, je ne vais donc pas vous ennuyer plus longtemps. Si vous voulez manger quelque chose, il vous suffit d’aller au hall d’entrée, ils vous serviront. Je laisse la clef sur la porte. Bonne nuit, Kalyope, » dit-elle en fermant la fenêtre, avant de passer dans la chambre du fond.

Kalyope était trop épuisée pour songer à se restaurer. Cela pouvait bien attendre le lendemain matin. Elle n'aspirait qu'à une seule chose : se dévêtir et s'effondrer dans le somptueux lit qui se trouvait devant elle. Elle ne fit aucun effort pour plier ou même ranger convenablement ses vêtements, les abandonnant en tas à l'endroit même où elle les ôta ; laissant Ilasseera émerger d'une manche pour explorer les lieux.
Mais au moment de se glisser dans les draps frais, elle se ravisa, et s'assit sur le matelas, pour détailler la pièce dans laquelle elle se trouvait. Depuis qu'elle avait débarqué au Calimshan, quelques heures – qui lui semblaient des jours – auparavant, elle allait d'émerveillement en émerveillement. Elle ne pouvait se résoudre à s'endormir sans avoir une dernière fois contemplé la beauté des lieux, baignés dans une ambiance douce et tamisée.
Listraë avait vu juste, elle n'était pas habituée à ce luxe. Lorsqu'elle même travaillait à l'auberge, elle supposait que ce genre d'endroit était purement utilitaire, nécessaire aux aventuriers. En aucun cas elle n'aurait pu s'imaginer qu'il en existait de si agréables, ni qu'un jour elle en profiterait.
Une bouffée de gratitude pour l'enseignante l'envahit. En souriant, elle éteignit la lampe à huile, se glissa dans son lit avec volupté, et ferma les yeux.

Cependant, elle ne put trouver le sommeil. Les paroles de Listraë résonnaient dans sa tête.

¤ Aurais-je vraiment choisi Akadi pour les mauvaises raisons ? ¤

A aucun moment, cette question avait effleuré l'ensorceleuse, mais voilà qu'elle se mettait soudainement à douter. Et à cogiter. Elle ne comprenait pas tout à fait en quoi ses raisons de choisir Akadi pouvaient être "mauvaises", bien qu'elle pressentit que ce que la professeure avait voulu dire par là. Ce choix avait été celui du cœur. Celui d'un cœur révolté et adolescent, qui plus est. Avec le recul, et la maigre expérience acquise depuis, elle pouvait comprendre en quoi il n'était pas nécessairement judicieux.
Une sorte d'angoisse l'étreignit soudain. Elle n'était pourtant pas provoquée par la possibilité "d'abandonner" Akadi. Car après tout, le fidélité de Kalyope ne dépendait que de sa seule passion. Si cette dernière retombait, elle n'avait aucune raison de ne pas se tourner vers une autre divinité. Et c'était bien là que résidait le problème. Quelle nouvelle foi adopter ? Et comment combler le vide de son cœur, en attendant ? Loin de sa famille et de son maître, seules sa déesse - même muette - et son animal familier lui avaient donné l'impression de ne pas être orpheline.

Devinant les pensées de sa maîtresse, la petite vipère glissa jusque sur le lit, et se lova contre l'oreiller. Sa présence donna un regain de confiance à la jeune ensorceleuse.

¤ Après tout, il sera toujours temps de discuter de tout cela avec Listraë, après ma mission. Et pourquoi pas de me renseigner sur Sharess. ¤

¤ Et cette guilde, où Listraë enseigne, j'aimerais la découvrir. Si les autres professeurs et les élèves sont aussi intéressants qu'elle, elle ne pourra que me plaire. Peut-être me permettra t-on postuler, si je remplis à bien ma mission. Je ne serai plus seule, alors... ¤

Les pensées de la jeune femme commencèrent à se faire moins précises, et elle sombra peu à peu dans une douce torpeur.
Et enfin, Kalyope s'endormit, le sourire aux lèvres.