Réprimant rapidement sa surprise, La Goualeuse posa un regard doux sur le vénérable et néanmoins facétieux saurien. Sa bonhomie souriante, alors qu’il la saluait dans un chondathan presque impeccable, la fit immédiatement se sentir à l’aise.
- Bonjour Sooskwit, répondit-elle en parcourant fugacement sa tenue du regard, ses yeux s’attardant sur les pendentifs qu’il arborait pour en identifier le motif. Je me nomme Mesalyne et cela, je suis triste de l'avouer, ne veut rien dire...
Ce trait d’humour laissant l’écailleux de marbre, elle s’empressa de poursuivre.
- Je voudrais en savoir plus sur notre hôte, la Tortue. Je vois à vos talismans qu'elle vous est familière. Qui est-elle ?
Le petit saurien tapota le mur à côté d'eux.
- Miskwaadesi ! (un mot visiblement pas de sa langue) la Muraille, la Protectrice.
- La carapace, bien sûr ! s’exclama la jeune femme, manifestement ravie de sa découverte, avant de poursuivre d’une voix plus hésitante . Et ce... bison a quelque chose à voir avec la force, je me trompe ?
De la mémoire de l’aquafondienne, mise à rude épreuve ces derniers jours tant les découvertes étaient nombreuses, avait fini par affleurer le mot enseigné quelques jours plus tôt par Farah. Peut-être serait-il judicieux de noter le vocabulaire glané au fil des conversations avec les autochtones ? Il était trop tard pour cette fois-là, car Sooskwit commençait déjà à avancer de son pas bonhomme dans la rue, en lui indiquant de le suivre. Visiblement, il était partisan de la réflexion nomade.
- Non, Ceetok, (encore un mot qui ne sonnait pas de leur langue), la... Hum... La Mère ? Pas tout à fait. Les liens des familles, amis, enfants... Et la protection... mut ? Mutuek ? Oui oui.
- La Protectrice et la Mère, répéta-t-elle, la voix emplie d'une déférence songeuse. Ces... Puissances marchent-elles sur ces terres ? Je veux dire... est-ce la Protectrice elle-même que j'ai vue dans votre temple ?
Elle avait désigné d’un geste de la main l’édifice pyramidal dans lequel elle avait comparu devant l’effroyable Katha-ha.
- Huum... , le saurien écarta les bras. Bonne question, bonne question. Peut-être ! Bien sûr, les totems existent, ils vivent. Mais parfois leurs amis identiques les représentent. Sauf Mahigan et Coyotl, oui oui.
- Mahigan et Coyotl ?
- Mahigan, répéta-t-il en pointant de son bâton un totem de loup. Coyotl, le rusé.
Cette dernière entité ne semblait pas avoir d'icône dans les environs.
-Je vois... Et le serpent ? Sa voix s’était légèrement fêlée à l’évocation du terrible reptile. Ce totem semble très important pour les vôtres, je l'ai vu un peu partout depuis mon arrivée.
- Ah ! Tehit-te, rétorqua-il en hochant la tête, notre guide. Il laissa quelques temps passer. Hésitait-il à lui accorder sa confiance ? Nous, Peuples des Écailles, venons d'ailleurs, Tehit-te nous a guidés, dans guerre et paix, dans colère et tranquillité.
- Ce totem a donc, disons... plusieurs visages ? J'ai vu qu'il avait parfois des ailes.
- Hum, hum, acquiesça-t-il.Plumes de Qotal, le dragon.
- Ces écailles sont magnifiques ! s’enthousiasma la belle d’un ton inspiré, émerveillée par le souvenir flamboyant de la métamorphose du serpent. Tant de couleurs, de vivacité, d'espoir... c'est à faire pâlir les arcs-en-ciel !
- Oui oui ! dit il, sautillant, Sans-Totems souvent comprennent pas ça.
- Les Plumes de Tehit-te me rappellent mon totem à moi, si on peut dire. Une déesse que nous autres appelons Sunie.
- Hum, hum, Sunie, bien bien.
La comparaison à laquelle elle s’était risquée n’avait pas offensé le vieux sage, qui, aussi surprenant que cela pouvait paraître, semblait connaître la Déesse aux Cheveux de Feu. Arrivant enfin là où elle voulait en venir, elle interrompit sa marche, puis ajouta d’un ton plus grave :
- Et l'ombre ? Elle se mordit la lèvre inférieure. C'est le visage que Tehit-te montre à ses ennemis ? Celui de la colère et de la guerre ?
- Combattre est une belle chose, oui oui. Défendre, aider... Mais quand nous devons survivre, quand nous devons tuer, nous devons noircir le coeur.
La poésie des croyances de son petit compagnon enchantait La Goualeuse, tout en l’effrayant. Elle rêva un instant à la sagesse profonde que recelait la belle métaphore. Noircir son cœur, c’était exactement cela qu’elle avait ressenti...
- J'espère garder mon cœur loin de cette tâche, [I]conclut-il un peu abruptement sous le coup de l’émotion.
Le saurien hocha la tête de connivence, sans commenter. La croyait-il ? Il ne s'était toujours pas départi de son masque de bienveillance.
- Les Totems sont-ils tous amis ? reprit-elle avant que leur silence ne devienne pesant.
- Non. Mais comme famille, là aime, là aime pas, mais toujours ensemble. Tehit-te pas totem avant : accueilli dans famille. Comme Coyotl. Et tous craignent... non... Hum... Jespecte ? Sais plus. Jespecte Makwa.
- Respectent, corrigea-t-elle humblement, insistant sur la première lettre. Makwa est le père, ou la mère peut-être, de tous les totems ?
- Makwa premier, pas père. Grands Totems pas enfants et parents.
La Sans-Totem, manifestement, ne comprenait pas bien ; mais par crainte d'importuner l'ancien, elle passa à autre chose. Toutes ses questions ne pourraient trouver réponse en ce jour, il lui semblait inutile de s’arcbouter sur un détail, comme il lui avait paru futile d’explorer le panthéon totémique dans son ensemble.
- Merci pour toutes ces explications, Sooskwit, votre confiance m'honore. Comment remercier la Tortue de son invitation ?
- Tortue pas besoin. Mais Tortue sera peu contente si Mesalyne met le peuple en danger. Pour la première fois, Sooskwit devint beaucoup moins bonhomme. Il posa la pointe de son bâton par terre et les reflets de ses yeux devinrent bien plus froid. Attention.
Soucieuse de ne laisser place à aucune ambiguïté sur ses intentions, l’ambassadrice des Sans-Totems contourna le petit saurien pour lui faire face, afin de le regarder dans les yeux.
- Je vous promets, Sooskwit - que Sunie m'entende - que je ne causerai pas de mal aux vôtres.
- Bien bien , son sourire revint|/I] autres questions ? Sur autre que totems ?
- Oui... bien d’autres... [I]songea-t-elle à voix haute, se demandant à laquelle donner la priorité alors que son interlocuteur semblait montrer quelques signes d’impatience. J'ai traversé la forêt brûlée, ces terres désolées sont un terrible spectacle ! Les gens du fort sont responsables, n'est-ce pas ?
- Oui. Balduriens vouloir faire pousser nourriture. Mais balduriens pas comprendre comment faire bien. Balduriens pas demander nous.
- Ils ont brûlé la forêt avant la guerre, alors ? Pour faire des champs ?
- Oui. Feu pour champs. Stupide. Terre mourir après.
- Stupide, en effet..., concéda-t-elle, se désolant que cette méthode soit si répandue en Faerûn. C'est le feu qui a chassé de chez eux ces gens que vous accueillez ?
- Oui, oui. Séols, avant ennemis, maintenant amis. Mieux, bien mieux.
- Et c'est le feu qui a débuté la guerre avec les Balduriens ? Ou vous ont-ils... hum... attaqué plus directement ?
- Pas guerre. Nous attendre. Katha-ha sûr balduriens vont arrêter...
Visiblement, l'avis du chef - aussi étonnant que ce pouvait l’être de sa part
- n'était pas partagé par beaucoup. Son âge formidable le poussait-il peu à peu sur le déclin ? S’enquérir de la possible sénilité du géant était aussi prématuré que suicidaire... Séols attaquer, pas nous.
- Je comprends... Les gens du Fort ont rencontré Kata-ha ? Sooskwit éclata de rire :
- Non ! Uhuh ! Kata-ha est sage, mais en voyant eux, il les boufferait.
La jeune femme rit nerveusement, le souvenir des crocs acérés à quelques millimètres de son visage étant bien trop vif pour partager de bon cœur l’hilarité de son interlocuteur.
- Je n'en doute pas... laissa-t-elle échapper en desserrant les dents. Peut-être pourrai-je me rendre utile ?
- Si tu peux dire à Balduriens de partir.
Un mince sourire étira ses lèvres, alors qu’elle acquiesçait de la tête, sereine et résolue.
- C'est le prix à payer pour leur très grande faute, en effet, déclara-t-elle d’un ton solennelle. Je vais en discuter avec les miens. Une dernière chose, Sooskwit : comment as-tu appris à parler si bien ma langue ?
Le petit saurien tapota ses écailles.
- Sang des Grands. J'ai tête bien faite, même si petit. Trois Balduriens sont partis du fort et voyagent, on a laissé partir. Mais Toman apprendre moi sa langue avant.
Un peu perplexe à l'idée que le petit être ait pu apprendre si vite une langue, et plus encore à celle que les Balduriens n'aient pas été convoqués par Katha-ha, elle s’exclama :
- Impressionnant ! Puis, comprenant soudainement que le mot « Grands » désignait selon toute vraisemblance les Dragons, elle se fit malgré elle écho. Impressionnant...
Katha-ha était-il lui aussi une de ces créatures millénaires ? Elle croyait se souvenir, désormais, qu’il avait évoqué des dragons avant de fondre sur elle. Les révélations de l’ancien avaient fait naître au moins autant de questions qu’elles n’avaient offert de réponses, mais l’heure semblait venue de se quitter.
- Merci pour vos leçons, Sooskwit, déclara-t-elle en accompagnant sa gratitude d’une sobre révérence. Voilà un nouveau mot pour vous décrire, peut-être... ajouta-t-elle avec un sourire malicieux Vous êtes ce qu'on appelle chez nous un docte, quelqu'un qui a de très grandes connaissances. Au revoir donc, docte Sooskwit.
La tête emplie des poétiques et sages confidences du vénérable saurien, elle se mit en quête de ses compagnons, déambulant dans le village sans quitter l’enceinte de pierre qui l’encerclait.
* Miksawa... Miskade... Miskaw...esi...* peinait-elle à se remémorer en croisant l’effigie de la Tortue. *Bref ! La Mère, la Protectrice.*
Tous recherchent l'aventure... Moi, c'est elle qui m'a trouvée.
|